Khandak el-Ghamik, cette rue de Beyrouth dont le nom pourrait se traduire par « tranchée profonde », était en fait une petite rue tranquille, bordée de vieilles maisons encore coquettes avant la guerre, coiffées de toits de tuiles parfois biscornus. Elle se terminait presque en impasse dans le feuillage des grands arbres de l’hôpital du Sacré-Cœur et de sa petite église. Il n’y avait pas là de quoi évoquer un tunnel ou quelque tranchée. Dans cet alignement paisible, derrière un mur de ciment interrompu par un portail noir en fer forgé qui naturellement grinçait de tous ses gonds, au milieu d’un jardinet qui faisait figure de jungle pour les enfants que nous étions, avec ses herbes hautes, jamais tondues, s’élevait la maison de notre grand-mère qui nous accueillait tous les dimanches et jours fériés. Elle s’étalait sur deux étages reliés par des volées de marches qui tremblaient sous nos cavalcades et sans doute appréhendaient notre intrusion hebdomadaire dans leur quotidien indolent. Sur le dallage recouvert de tapis épais s’affalaient de grands fauteuils en noyer revêtus de velours bois de rose. Les hauts murs accueillaient la grâce fanée de tapisseries représentant des scènes mythologiques encadrées dans le goût de la Belle Époque. Ce confort désuet enveloppé de ouate nous intimidait. Notre terrain de jeu était ailleurs, sous la charpente du toit qui gardait l’odeur fuligineuse d’un ancien incendie. La pièce obscure donnait sur une terrasse plantée de basilic à petites feuilles. Le long du mur grimpait un loofa dont les fruits étranges pendaient parmi les lianes. Dans un petit rebut s’entassaient des piles de vieux disques et de magazines, objets d’une exploration inépuisable qui nous occupait la moitié du temps, l’autre moitié étant consacrée à l’observation de la rue. Le clou des dimanches était l’arrivée gazouillante et colorée d’une volée de jeunes mauriciennes se rendant à la messe
C’était avant la guerre. Nous n’avons plus jamais revu la maison ni la rue. L’histoire des villes ne compte pas les promoteurs immobiliers parmi les assaillants qui en modifient la culture et les traits. Tout est sans cesse rasé, laissé vague pour un temps et puis construit au goût d’une nouvelle ère. Dans n’importe quel coin de Beyrouth, le moindre coup de pioche dérange des vies souterraines emmaillotées de songes et d’éternité. Sous les herbes hautes du jardin interdit, sous les portées de chatons aveugles et le ventre des couleuvres, des lézards et des mulots furtifs, sous les racines acides du pissenlit et de la chicorée sauvage, sommeillait ainsi toute une communauté d’âmes qui n’ont plus personne pour les pleurer. Ils étaient là depuis vingt siècles, certains inhumés dans cette nécropole immémoriale avec leurs chevaux ou leurs chiens. Sans doute ont-ils connu d’autres dimanches, d’autres passages de femmes espiègles allant au culte ou au marché. Combien de strates entre eux et ma grand-mère ? Le site prépare l’extension du « Beirut Digital District », l’ambitieuse Silicon Valley de notre drôle de ville. De la Byzance de Justinien à la cité de verre et d’acier destinée à héberger notre contribution à l’intelligence artificielle, c’est bien la même terre fauve qui nourrit tout ce qui s’y plante ou implante. Elle seule demeure inchangée
Cf. Pour la première fois à Beyrouth, un lion et un agneau du Ier siècle, May Makarem 03/03/2017