
La provocation de Trump va islamiser encore plus la question palestinienne, que le monde gagnerait plus que jamais à poser en des termes nationaux.
Manifestants brûlant le portrait de Donald Trump à Bethléem
Trump ignore sans doute qu’il renoue avec une très ancienne tradition impérialiste d’islamisation de la question palestinienne afin de mieux en évacuer la dimension nationale. Ses prédécesseurs avaient inscrit Jérusalem dans la perspective d’une réconciliation entre les nationalismes israélien et palestinien, dont chacun revendique d’établir à Jérusalem la capitale de son Etat respectif. Dans son allocution de reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, Trump nie au contraire toute aspiration nationale des Palestiniens à la Ville Sainte, se bornant à énoncer les principes de base de la liberté de culte : « Jérusalem est aujourd’hui et doit demeurer un endroit où les Juifs prient au Mur des Lamentations, où les Chrétiens suivent les stations de la Croix et où les Musulmans se recueillent à la mosquée Al-Aqsa ».
LE PRECEDENT DU GRAND MUFTI
Il est très significatif que, pas une seule fois dans son intervention du 6 décembre, Trump n’emploie le mot « arabe », soit comme substantif, soit comme adjectif. Il n’utilise qu’une seule fois le terme « Palestiniens », et ce dans une phrase incantatoire : « nous voulons un accord qui soit très favorable (great deal) pour les Israéliens et très favorable pour les Palestiniens ». En revanche, la liberté de culte invoquée à Jérusalem est célébrée pour sa mise en oeuvre en Israël même : « durant les sept décennies écoulées, le peuple israélien a construit un pays où les Juifs, les Musulmans et les Chrétiens, ainsi que les adeptes d’autres croyances, sont libres de vivre leur vie et leur foi ». Les Israéliens sont donc présentés comme divers et respectueux, là où les Palestiniens, même pas arabes, ne sont fondamentalement que des Musulmans attachés à Al-Aqsa.
Une approche aussi réductrice, fondée sur la négation à Jérusalem des droits nationaux du peuple palestinien, ne peut qu’alimenter en retour la polarisation palestinienne sur le troisième lieu saint de l’Islam. Il y a cent ans que la déclaration Balfour, première victoire du mouvement sioniste, garantissait le soutien de Londres à l’établissement d’un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine. Le mot « arabe » en était aussi absent, au profit de la seule affirmation des « droits civils et religieux des communautés non juives ». Des droits nationaux pour le seul « peuple juif », la liberté de culte et d’administration pour les « communautés non juives », vouées à ne jamais devenir un peuple. Trump a bel et bien ramené la diplomatie au Moyen-Orient cent ans en arrière.
Mais les déclarations, tout impériales soient-elles, ne sauraient justement effacer la réalité des peuples. Les Britanniques, dont le mandat sur la Palestine fut reconnu par la Société des Nations en 1920, avaient déjà dans la direction sioniste un interlocuteur tout désigné pour administrer le Yichouv, soit « l’établissement » juif en Palestine. Pour briser la solidarité arabe des « comités islamo-chrétiens » de Palestine, Londres décida de nommer en 1921 un « grand mufti de Jérusalem », titre sans précédent, et de le placer à la tête d’un « Conseil supérieur islamique ». La Grande-Bretagne avait donc choisi d’islamiser la question palestinienne plutôt que de reconnaître la légitimité du nationalisme arabe, un choix calamiteux pour l’avenir de la Palestine et de ses différentes populations.
UN FORMIDABLE CADEAU A DAECH
Mon premier séjour à Jérusalem remonte à 1980 et le plus récent à mars dernier, à l’invitation de l’Université hébraïque. J’ai donc pu observer au fil de mes visites régulières la progression méthodique de la colonisation israélienne dans le territoire occupé depuis 1967 de Jérusalem-Est. Pourtant, les Palestiniens de ce territoire, porteurs d’un document d’identité spécifique à Jérusalem, y demeurent moitié plus nombreux que les Israéliens (plus de 300.000 pour quelque 200.000). Et je ne compte plus mes soirées en Cisjordanie à contempler en compagnie de Palestiniens les lumières de Jérusalem, pour eux si proche et en même temps si inaccessible. Jérusalem se trouve au cœur de leur identité nationale, bien au-delà de leur attachement, pour les Musulmans, à Al-Aqsa et, pour les Chrétiens, au Saint-Sépulcre.
La provocation de Trump ne fait pas qu’invalider la légitimité de son administration à œuvrer en faveur de la paix entre Israéliens et Palestiniens. Elle constitue une formidable aubaine pour les extrémistes de tous bords qui veulent travestir ce conflit entre deux nationalismes en inexpiable guerre de religion. Une islamisation tellement perverse n’est pas seulement un coup sévère porté aux nationalistes palestiniens, ainsi qu’à la Jordanie et à l’Egypte, signataires d’un traité de paix avec Israël. Elle frappe aussi de plein fouet le camp de la paix en Israël, déjà confronté à la surenchère multiforme des colons et de leurs relais. Elle sape également la position des Chrétiens d’Orient sur leur terre d’origine. Trump offre enfin un cadeau inespéré à Daech qui, en recul sur tant de fronts, pourra renouveler sa propagande et son recrutement au nom de la défense supposée d’un lieu saint de l’Islam.
(1)Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il a aussi été professeur invité dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Ses travaux sur le monde arabo-musulman ont été diffusés dans une douzaine de langues. Il a aussi écrit le scénario de bandes dessinées, en collaboration avec David B. ou Cyrille Pomès, ainsi que le texte de chansons mises en musique par Zebda ou Catherine Vincent. Il est enfin l’auteur de biographies de Jimi Hendrix et de Camaron de la Isla.