IMPRESSION
À vous qui viendrez après, qui vous demanderez comme nous, parfois, certains jours, comme le font toutes les générations d’ailleurs, c’était comment, en ce temps-là ? Ce temps-là, le nôtre, autant vous dire qu’il est médiocre et que vous avez intérêt à mieux faire, non pas pour être heureux, ce sentiment est si subjectif. Mais pour que la vie vaille la peine d’être vécue
Avant-hier, c’était la fête des Mères. Il y en a même qui ont pris congé ; il faut croire que la fête gagne en importance d’année en année. C’est presque une fête nationale, mais à quoi bon tant que les mères libanaises n’ont même pas le droit de donner leur nationalité à leurs enfants de père étranger ? Pour vivre au Liban, ces enfants-là sont condamnés à un calvaire administratif. Ils finissent par s’en aller, laissant à l’ombre du cèdre des mamans qui attendent d’improbables retours. Pourquoi n’abroge-t-on pas cette loi absurde ? Pourquoi cette belle unanimité, dans les coulisses du pouvoir, à n’y rien vouloir changer, cette obstination à ne jamais la remettre à l’examen ? Ce refus de faire évoluer un sujet qui provoque tant de souffrances inutiles et d’écouter les voix légitimes qui réclament justice? Et qu’on n’aille pas encore nous avancer l’argument démographique, à l’heure où plus d’un million et demi de Syriens sont venus s’ajouter au demi-million de Palestiniens présents. Quelques dizaines de milliers de petits Libanais supplémentaires ne feront pas une telle différence
Avant-hier, c’était aussi le premier jour du printemps. Autant vous dire – mais comment savoir s’il y aura encore des printemps à votre époque ? –, autant vous dire qu’au Liban, cette saison ou ce qu’il en reste est toujours un grand moment de beauté. Sur le sommet des montagnes survit encore un reste de neige. De grandes zébrures blanches dessinent un troupeau géant qui bientôt s’en ira rejoindre les limbes où se forment les sources. Plus bas, l’herbe se déroule à flanc de talus, pareille à une avalanche verte que seule arrête, sur les premiers contreforts, la hideuse voracité du béton. Ici ou là, loin des champs qui protègent encore leurs congénères, fleurissent des amandiers perdus, des arbres de Judée endémiques, des mimosas résiduels. Ils n’attendent rien de personne, laissent faire en eux la nature et fleurissent comme on rêve. Dans la brume que fait la neige en partant, ils étendent leurs ombres blanches, roses ou dorées, secouent au dernier vent d’hiver leurs froufrous et leurs falbalas, nous offrent le luxe de leur tendre éclat dans le chaos ambiant et nous consolent de notre humanité qui se perd. Sourire à leur geste, c’est encore joliment exister
Voilà de quoi nous faire oublier un instant la déliquescence de ce pays qui fermente dans une rancœur sans précédent. Les nouvelles taxes de bouts de chandelle qu’ont cru établir les députés pour augmenter les salaires de l’administration pléthorique où ronronnent leurs électeurs n’ont fait que souligner, chez nous, la mesquinerie et l’incompétence d’une classe politique sans vision et sans empathie. Mais les individus passent, n’est-ce pas? Si seulement nous pouvions vous le transmettre, ce printemps glorieux, sans la médiocrité qui le menace