Nous étions « pays », et quand nous nous retrouvions à Beyrouth ou ailleurs avec les meilleurs des nôtres, j’éprouvais une fierté redoublée à appartenir à la rocaille dont nous sommes, à la fruste montagne, à l’horizon grandiose qui a nourri nos rêves. Fierté de voir en toi, bey fils de bey, la preuve vivante que le féodalisme absurde et meurtrier, qui a longtemps endeuillé notre village et monté ses familles les unes contre les autres, est définitivement enterré, et avec quel panache ! Fierté de constater cependant que les valeurs qui accompagnaient cette coutume primitive – la solidarité, la franchise, le courage, la magnanimité – perduraient en toi indépendamment d’elle. Les conflits endémiques qui minaient notre petite société n’ont pas manqué de développer en toi la finesse du médiateur et la passion – l’obsession – de la réconciliation. Aux pires moments de la guerre civile, toi seul pouvais parler aux ennemis de l’heure, avec pour seuls moyens ta vive intelligence qui était aussi intelligence du cœur, ta vaste culture historique et géopolitique, ton sens de l’équité et cette ruse atavique des désarmés, survivance en toi de nos ancêtres bergers qui murmuraient à l’oreille des loups
En ces temps étiques où nous ne trouvons personne à admirer, tu étais ce phare dans la tempête qui nous indiquait… la terre, quoi d’autre ? Ce petit territoire qui est pour chacun de nous l’unique havre possible à condition de renoncer à l’individualisme létal, au repli communautaire, aux divisions qui nous fragilisent. Le discours en forme de testament que tu as prononcé lors de ta promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur ne dit pas autre chose : « Le rejet de (cette) discrimination confessionnelle fondée sur la peur de l’autre ne relève plus d’un choix politique. Il est aujourd’hui la condition à notre survie. » Et tu insistais : Cette réconciliation ne doit exclure personne
Après tout, tu étais un peu le petit frère de ce Liban que ton père a contribué à mettre au monde. Et à ce titre, c’est avec une admirable persévérance, une détermination sans faille que tu as repris le flambeau de sa sauvegarde. Quand on y pense, nous ne sommes encore que quatre ou à peine cinq générations à avoir connu ce pays sous forme d’État indépendant. Le chemin qu’il nous reste à parcourir est encore périlleux. Merci Samir de nous avoir laissé, avant de partir, de quoi nous éclairer dans la nuit. Quant à toi, notre affectueuse gratitude t’accompagne et te porte