Un siècle jour pour jour après son retour au pouvoir, le “Tigre” est partout : dans les livres, la bouche de Macron. Pourquoi une telle fascination ?
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

« Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait. » Cette phrase prononcée en 1888, en pleine affaire Boulanger, résume Georges Clemenceau. Le « Tigre » a toujours parlé quand il le fallait, su donner de la voix. A fortiori pour revenir à la tête du gouvernement il y a tout juste un siècle, jour pour jour. Et il nous « parle encore », pour reprendre le titre de ses entretiens menés avec Jean Martet (1) dans sa bicoque vendéenne de Saint-Vincent-sur-Jard. Emmanuel Macron l’a bien compris, qui, le 11 novembre, en visite dans le musée Clemenceau de la rue Franklin, a invoqué son exemple, se plaçant sous le magistère de ce « républicain de naissance et de conviction », qui sut être un « professeur d’énergie », pour reprendre les termes de la biographie de Michel Winock (2) republiée ces jours-ci aux éditions Perrin. À 39 ans, peut-on se réclamer d’un vieux de 76 ans ? Comme le chantait Michel Berger. « Y’a pas de honte à aimer ça. » Au contraire, le contre-pied est parfait, tant le grognard, en 1917, en remontra en force, en volonté et en jeunesse, au reste de la classe politique, quand le pays tanguait de toutes parts, épuisé par les offensives vaines et meurtrières, désuni par les grèves et les mutineries, prêt à déposer les armes. Quelle figure de référence idéale et opportune !
Grands-pères chenus
Il y a un siècle, donc, Clemenceau arriva au pouvoir, appelé par son meilleur ennemi, le président Raymond Poincaré, auquel l’opposait un contentieux de longue date. Là encore, ce geste est la preuve que les lignes ne sont pas figées dans le marbre et que, devant l’urgence de la situation, les ennemis d’hier sont les amis de demain. Avant ce 16 novembre 1917, Clemenceau, qui était président de la commission de la Guerre au Sénat, avait magnifiquement usé de son droit de parole. Winock cite quelques-uns de ses discours où, sans réclamer la chute des gouvernements Ribot puis Painlevé, il crible de fléchettes le ministre de l’Intérieur, Malvy, accusé de pactiser avec les pacifistes et les ouvriers grévistes. Détail amusant : parmi les nombreuses attaques qu’il lui porte, il désigne ce carnet B, lointain précurseur du fichier S, qui recensait les 6 000 personnes suspectes de menées antipatriotiques. « Mon sentiment est que, si l’on arrêtait et si l’on poursuivait légalement une quinzaine d’individus, pas davantage, tout le reste pourrait être en paix. » L’ordre, la détermination, la guerre intégrale : le « Tigre » affiche inlassablement sa volonté, avec quelques coquetteries. « Je suis peut-être un peu long, lâche-t-il quand il s’éternise à la tribune. Je ne suis qu’un vieillard qui est à la fin de sa vie politique. » Mouais : un vieillard pugnace, qui corrige d’une volée de bois vert Malvy lequel entraîne avec lui le gouvernement.
Quelle étrange histoire, tout de même, que celle de notre pays ! Pourquoi cette fascination pour les vieux hommes, comme si la providence se devait d’avoir la carte vermeil ? En 1871, lorsque le jeune Gambetta se démène à Bordeaux pour empêcher la France de capituler, le vieux Thiers le regarde s’épuiser, attendant son heure… qui viendra. En 1917, c’est un vieillard qui incarne le sursaut. En 1940, le scénario s’inverse et une vieille gloire aveuglée par l’ambition jette le pays dans les bras de la Collaboration. En 1958, de Gaulle, 68 ans, refait en quelque sorte le coup de Clemenceau en 1917. Avait-on voulu se guérir à jamais de l’aventurisme du jeune Bonaparte ? Mais tout cela n’est-il pas de l’histoire ancienne au XXIe siècle ? Avec Macron, le pays se serait-il détourné des grands-pères chenus pour rajeunir son disque dur ?
Nous n’en avons pas fini avec Clemenceau, qui divise moins que Napoléon et qui est un peu moins couru que de Gaulle. Tout semble annoncer qu’il sera au cœur des commémorations à l’occasion du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918 et qu’il parlera donc encore. Dans un contexte européen, il sera plus facile de célébrer l’homme du sursaut que l’homme de Versailles, qui imposa aux Alliés une occupation de la Rhénanie, l’exploitation des mines de la Sarre et la responsabilité morale des Allemands dans la guerre. Et gageons que, dans un an, Emmanuel Macron se souviendra de ces paroles du général de Gaulle prononcées le 11 novembre 1941 : » Du fond de votre tombe vendéenne, aujourd’hui 11 novembre, vous ne dormez pas… »