05/03/2018
Les fidèles lecteurs de cette rubrique l’auront reconnu ; les autres ne pourront pas manquer son regard facétieux, l’air de dire : « Me revoilà avec une nouvelle devinette » : notre monsieur Anonyme de Aïn el-Mreissé (L’OLJ n° 6865) et de Bourj Brajneh (L’OLJ n° 6937) est de retour.
Au fil de la série de photos que nous exhumons, son histoire se dessine : cet homme s’est fait photographier par plus anonyme que lui, en 1947, dans différents quartiers de Beyrouth en indiquant soigneusement le lieu et la date, comme s’il avait décidé de constituer sa propre capsule temporelle. Quels critères ont motivé le choix des points de vue ? Nous finirons peut-être par répondre à cette question au gré de nos découvertes.
Mais où est-il donc cette fois-ci ?
Autour de lui, de jeunes pins parasols. Du tout-venant au premier plan semble indiquer une route en cours d’asphaltage : voici un lieu dont le développement est récent. Impression confirmée par un panorama généreux à l’arrière avec, à droite, une vieille maison de pierre paysanne, comme on peut en voir encore en montagne. Le paysage se compose essentiellement d’une nature exubérante et de terrains agricoles ; les constructions sont rares.
Au loin, surprise : la mer, que borde une ligne de côte à damner un saint, puis, tout au fond, les montagnes. Elle est là, la beauté fatale de notre capitale, isthme formé de deux mamelons, celui de Ras Beyrouth et celui d’Achrafieh, entourés de vallées fertiles jadis inondées.
L’homme se tient précisément sur le versant nord-est de la butte d’Achrafieh, qui, comme son nom l’indique, est un promontoire, et la vue est à couper le souffle. Derrière lui en contrebas, le terrain planté d’oliviers centenaires n’est autre que Karm el-Zeitoun, et la baie plus loin est celle du Saint-Georges. Nous sommes donc en plein Sioufi, comme le confirme au dos du cliché monsieur Anonyme Facétieux.
Le quartier n’existait pratiquement pas avant la venue des Arméniens dans les années 1930. Un peu comme Bourj Hammoud, dont nous avons visité le pont il y a quelques semaines et que nous apercevons tout au fond, Sioufi n’était au départ qu’une lointaine banlieue-dortoir d’Achrafieh où s’est progressivement installée une population employée au centre-ville.
Le quartier doit son nom à l’usine éponyme d’Élias Sioufi qui se trouvait au bout de la rue principale : une manufacture qui a eu son heure de gloire il y a un siècle, avec plus de 300 employés, et une fabrication de meubles et accessoires vendus dans leur salle d’exposition, quartier du Port. Fondée en 1888, l’usine Sioufi devait devenir en 1912 une des pionnières des ustensiles en aluminium, une révolution à l’époque, qui permettait d’équiper les cuisines de casseroles « qui ne rouillaient pas et n’avaient pas besoin d’étamage ».* Généreux de nature, Élias Sioufi offrit même au public un parc non loin de l’usine, où pouvaient se promener les habitants du quartier, presque exactement là où se tient notre homme.
L’usine a fait faillite en 1935, laissant le quartier orphelin jusqu’au début des années 1950. Depuis, son attrait ne s’est pas démenti : un développement à ce point rapide que certains habitants du quartier évoquent aujourd’hui avec nostalgie « la mer que l’on voyait du premier étage, il y a trente ans ».
Durant la guerre, Sioufi, verrou d’Achrafieh côté est, a été aux avant-postes des batailles contre le camp palestinien de Tell Zaatar, de l’autre côté de la vallée, puis a dû faire face de longues années aux bombardements syriens à partir de la Montagne. Aujourd’hui très prisé des promoteurs, le quartier se hérisse de plus en plus d’immeubles qui transforment ses rues en canyons. Il nous reste ce cliché pour admirer une vue à jamais imprenable par la magie de la photographie et grâce à l’initiative d’Anonyme Facétieux, que nous espérons revoir bientôt avec de nouvelles devinettes.
Merci à Lina Ezzeddine, dont le livre sur l’appellation des rues de Beyrouth est en préparation, pour ses renseignements sur l’usine Sioufi.
*Abdellatif Moustapha Fakhoury, in « Manzoul Beyrouth ».