
Photo : collection Georges Boustany.
La belle inconnue, debout sur un balcon dont la forme oblongue et le fer forgé font un moment penser à un immeuble haussmannien de Paris, se penche pour admirer la vue. À gauche, un jardin public à la végétation luxuriante, entouré de jeunes dattiers bien entretenus. Ceux-ci sont plantés au bord d’un large trottoir d’une propreté remarquable, comme l’est le reste de la scène où flânent quelques passants. Un piéton traverse la rue déserte avec un parapluie fermé. Sait-on jamais ? La rue en question, confortablement spacieuse et joliment pavée, est sillonnée de rails de tramway, et quelques voitures appartenant à des privilégiés sont sagement garées sur le bas-côté.
L’orientation de la lumière et la longueur des ombres indiquent que la photo a été prise le matin, suffisamment tôt sans doute pour que le cœur de la ville soit encore relativement désert. La femme vient probablement de se réveiller et découvre le spectacle qui s’offre à elle. Elle se tient sur le balcon de sa chambre d’hôtel, et quel hôtel : il s’agit du Royal d’Émilie Marrache, une poétesse alépine ayant débarqué à Beyrouth dans les années 1930. Et ce que notre inconnue admire, c’est la place des Martyrs à l’aube.
Inauguré en 1944, l’hôtel Royal organise à cette époque des salons littéraires qui vaudront à sa propriétaire le surnom de « Madame de Staël ». Au moment où cette photo d’amateur a été prise, c’est l’un des plus raffinés de Beyrouth : il propose de vastes chambres dont certaines, luxe suprême, sont équipées de salles de bains ; notre jeune femme appartient probablement à un milieu aisé. Derrière elle, à droite, l’on aperçoit les colonnes du cinéma Opéra, futur Virgin Megastore. Au loin, à gauche, s’élève l’immeuble Sursock, le plus haut de la place, et la rue Béchara el-Khoury, qui débouchera sous peu dans le prolongement de cet axe, n’a pas encore été élargie, bloquée pour le moment par la principale victime de cet élargissement : le cinéma Royal, chef-d’œuvre architectural du Beyrouth des années trente.
On connaît la suite, et autant ne pas s’y attarder si ce n’est pour louer les efforts des urbanistes d’après-guerre qui ont bien voulu épargner l’immeuble de l’hôtel Royal. Désormais siège d’une compagnie privée, il trône toujours sur une place qui a, depuis, perdu son âme.
Remerciements spéciaux à Fadi Ghazzaoui, amoureux de la place des Martyrs, pour ces précieux renseignements.