Chaque fois que des Libanais, comme je le suis, s’insurgent contre l’État au Liban, incriminent l’État, l’absence, la faiblesse et la défaillance de l’État libanais, je suis pris de compassion pour l’État, mon État. L’État libanais est comme la femme adultère de l’Évangile, elle-même victime de malfaiteurs et qu’on voudrait incriminer et lapider. Qui vraiment au Liban soutient, défend, aide l’État, surtout quand cet État n’est pas en bonne santé ou en détresse ?
Le Libanais moyen, par effet de contagion avec des régimes autoritaires arabes, souffre d’une schizophrénie quant à la perception de l’État. D’une part, il veut un État fort et il est aussi attaché de façon atavique à la liberté. L’État fort par lui-même est un État tyrannique, alors que l’État démocratique est fort par sa légitimité et donc grâce au soutien populaire. Il faut tout un travail de psychologie historique, de mémoire et de socialisation en vue du soutien des Libanais de leur État.
L’approche anthropologique, au niveau micro, permet de sonder le comportement du Libanais moyen, déjà dans le fonctionnement de l’autorité dans les rapports socio-familiaux.
Quels sont les rapports des Libanais à la loi, le pouvoir, l’autorité ? Pour se pencher sur ce problème épineux, à la source peut-être de nos déboires nationaux, les étudiants du programme spécial du master pour la paix et le développement à l’Université Saint-Esprit de Kaslik, en partenariat avec l’Université libanaise et l’université La Sapienza à Rome, dans le cadre de mon cours : « Anthropologie des sociétés du Moyen-Orient », ont glané des observations vécues et de terrain sur la pratique de l’autorité dans la famille libanaise.
Comment les Libanais, dans la vie quotidienne et au sein de la famille, source première de socialisation, se comportent-ils à l’égard de l’autorité qui implique la soumission à un ordre régi par des normes et non par des rapports de pouvoir ?
On relève quatre types de comportement avec leurs répercussions scolaires et nationales.
1. Contournement et chantage. La mère, dans des familles encore patriarcales, dresse contre le père les enfants sous prétexte de tendresse et de compréhension. Le père, pour éviter la confrontation, préserve les distances, alors que les enfants en profitent pour jouer sur les divergences. La mère, qui porte dans son subconscient des pratiques de sa propre famille, défend toujours sa fille face à l’observation la plus anodine du père. La fille, qui a toujours et partout raison, finit par contraindre le père au mutisme et à la démission (Christel Berbari).
Dans d’autres cas, des enfants-rois obtiennent la soumission parentale en pratiquant le fujûr (vocifération). Toute la famille se presse alors pour les calmer et éviter leur déprime simulée ou leur évanouissement non moins simulé. Il en faut de peu pour que l’enfant finisse par avoir un ton impératif et même gouverner la famille (Salma Chalabi).
Un libéralisme sauvage s’étend par l’effet d’une psychologie vulgarisée. On appréhende de créer des complexes chez l’enfant, lequel, à l’âge de 5 ans, est traité comme un adulte. Il en profite pour crier, pleurer, cracher sur un visiteur (Marie-Claire Moubarak)… Une adolescente de 14 ans dit avec arrogance à son père avant une sortie nocturne : « Je ne te demande pas la permission, je t’informe » (Nisrine Féghali).
2. Violence. Il est d’autres cas où on n’a pas besoin de contourner l’autorité. On exerce le pouvoir par l’action directe. Un jeune homme frappe sa jeune fiancée devant les parents âgés de cette dernière (Christina Toulany). En outre, l’influence de la mère au sein de la famille est ébranlée quand le père frappe la mère devant les enfants apeurés (Jessica Krayem).
Dans une autre situation, c’est le pouvoir et la discrimination. Le père qui revient à la maison crie : « Où est ma fille-? » Réponse de la mère : « Elle est allée chez son amie étudier. » Le père hurle : « Qu’elle vienne maintenant! », alors que le frère de 15 ans quitte la maison et ne rentre que le lendemain matin (Tatiana Kreidi).
3. Incohérence et palabre. Des comportements socio-familiaux révèlent au quotidien le drame de l’unité de l’autorité. Les notions d’égalité entre époux et de dialogue, notions souvent mal assimilées, débouchent sur la négation de l’autorité parentale. Une mère s’écrie devant le père : « Ton fils, ton fils… » (Salma Chalabi).
On assiste aussi à une incohérence dans les ordres. La mère demande à l’enfant d’aller dormir, alors que le père formule la réserve que le lendemain est un jour de congé (Najat al-Rahy, Éliane Lahoud). Quant à la petite fille capricieuse, elle est devenue fort experte dans le jeu de l’autorité à la libanaise, face à une mère culpabilisée et des ordres incohérents et contestés par la famille élargie (Nada Daou).
Il est d’autres situations où le père devient démissionnaire, laissant après des déboires l’exercice de l’autorité parentale à la mère (Cynthia el-Hajj). Dans une famille décomposée, le père confie toutes les décisions à sa fille : « Demandez à ma fille aînée » (Peter Beino).
Dans la famille élargie, et surtout quand des grands-parents ou une tante vivent dans le même foyer, l’autorité est soumise à un débat permanent où tout devient objet de palabre et de négociation (Lara Techekirian). L’exigence élémentaire de différenciation des tâches et des responsabilités est bafouée (Mohammad Mneimneh).
Dans un autre cas, la mère dont le salaire est supérieur à celui du mari détient l’autorité à la maison (Rany Nakhlé). L’image positive du père persiste dans une famille à Baasir el-Chouf où la maman qui a perdu son mari rappelle toujours à ses enfants : « C’est la volonté de votre père » (Nawal el-Kaakour).
4. Le père à l’école ! L’école subit les effets de la perturbation de l’autorité parentale. L’insolence à l’école est fréquente (Layal Bitar). Dans une école publique au Sud, un enfant bafoue le règlement scolaire. Le père, pourtant fonctionnaire dans un service public de sécurité (sic), vient à l’école pour faire l’avocat de l’enfant. Il hurle : « Mon fils a raison » (Linda Nasser). Le père se substitue à l’autorité de l’école. Qui gouverne quoi ?
Il ressort des observations de terrain que l’autorité parentale, loin d’être un cadre socialisant à l’intégration des normes de l’autorité et de l’État et la soumission à un ordre régi par des normes, est objet de contournement, de marchandage, de palabres, de chantage… La crise des normes, de référence, de repère, de boussole, est peut-être si répandue qu’on en arrive à la banaliser.
De la famille… à l’État, c’est un long travail à la fois de psychanalyse, d’éducation, et surtout d’État de droit. On a besoin à tous les niveaux de réhabiliter l’autorité. Éduquer à la citoyenneté, oui, mais quelle citoyenneté ? La citoyenneté constructrice d’État.
Membre du Conseil constitutionnel.
Titulaire de la chaire Unesco d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue, USJ.