Pour tout vous dire, je n’ai pas choisi ma condition de minoritaire. Je suis né un certain jour de juillet dans un foyer dont j’ai hérité l’ADN, le nom, les tics et les rancunes. Dois-je nécessairement en assumer les responsabilités ou les culpabilités ancestrales ? Il semble que oui ! Mieux encore, je suis naturellement le garant de l’histoire du groupe auquel j’appartiens par accident de naissance. J’ai certainement intériorisé, de surcroît, et par mimétisme, les postures et attitudes mentales des miens. Si j’étais né à Tripoli plutôt qu’à Ehden, on m’aurait compté dans le groupe majoritairement représenté sur la scène du Moyen-Orient. Ainsi, par la grâce de Dieu, aussitôt né, aussitôt catalogué. Portant les stigmates identitaires, ma condition va me coller à la peau jusqu’à ma mise en bière, sauf à opérer un reniement scandaleux. De quoi s’écrier : « Ah, mes aïeux ! » et c’est un reproche que je leur fais, car d’eux j’ai hérité un positionnement plutôt rigide dans une société sans cesse au bord de la guerre civile ; n’est-ce pas qu’au Liban, on vit un conflit larvé entre communautés, un conflit qui peut aisément tourner à la belligérance, si l’on continue à fermer les yeux, à détourner le regard et à user de faux-semblants ?
La menace plane, et les élites de notre pays invoquent la société civile, élaborent des thèses sur la notion de citoyenneté et préconisent la laïcité. Je m’empresse de dire que c’est tout à fait honorable. Deux cents intellectuels ont dernièrement lancé un appel en faveur d’un Parlement déconfessionnalisé dans l’idée d’établir l’égalité entre citoyens sous le seul « préau de l’État ». Ainsi l’identité nationale rassembleuse occuperait le premier plan et escamoterait les identités primaires claniques et religieuses. Bref, nos intellectuels réclament une laïcité plus affirmée passant par l’abolition du confessionnalisme politique et la création d’un Sénat, représentant les familles spirituelles, tel que stipulé par l’accord de Taëf.
Mais dites-moi : qu’est-ce qu’un laïc ? Réponse du professeur Éric Cobast : c’est cette « personne saisie dans l’universalité de son humanité, pensée hors situation sociale particulière, sans privilège d’aucune sorte ». Mais cette personne n’existe guère, cet être transcendant est une création de l’esprit. Partant de l’idée générale que les hommes sont égaux, on saute vite fait à la conclusion que leur passé n’existe pas ; on cherche à l’occulter dans le souci de créer des êtres abstraits. Or chaque homme a une histoire tissée de joie, mais également de rancœurs et de ressentiments. En fait, notre Liban n’est pas mûr pour la laïcité**. Le « power sharing » comme on l’a acclimaté en Irlande du Nord a pu désamorcer les crises sanglantes, et voilà qu’au Liban certains, des orphelins de Lénine et des rescapés de la gauche internationale, veulent emprunter le chemin inverse et déconfessionnaliser le Parlement pour instituer un Sénat-croupion***.
Quant à moi, je préfère aller au plus pressé, et mon thème central est la protection des minorités ; ce qui est tout aussi honorable. Car on ne parle de minorités que dans les cas d’urgence, quand la menace plane sur eux. Les Amish aux États-Unis ne sont pas qualifiés de minorité, car ils n’ont rien à craindre. C’est un groupe insolite et exotique sans plus ; il ne viendrait pas à l’idée de leurs voisins pentecôtistes ou luthériens de vouloir les convertir ou d’ériger des lieux de culte dans leur proximité géographique. Aussi n’y a-t-il pas, par définition, de minorité sans la présence d’un risque d’être submergé par les voisins immédiats.
Je fais allusion à la logique de suspicion que les communautés confessionnelles libanaises entretiennent les unes vis-à-vis des autres. Et en sociologie politique, le ressenti ou le perçu des divers groupes est plus valable que la réalité froidement envisagée par les stratèges des think tanks. Dans notre pays, un climat de méfiance régit les rapports intercommunautaires. Le chef druze Walid Joumblatt s’oppose aux ventes des propriétés foncières dans son fief du Chouf ; inutile de rappeler quelle communauté est visée par l’interdiction. La municipalité de Hadeth Beyrouth, pas loin d’où j’habite, affiche des calicots mettant en garde de la vente des biens immobiliers à ceux d’une autre confession. Ali Hassan Khalil, en sa qualité de ministre des Finances, a tenté de modifier le régime des biens indivis dans l’ancien Mont-Liban dans l’idée d’en faire bénéficier les siens. Et ce même personnage s’est élevé contre le tandem sunnito-chrétien à la veille de l’élection présidentielle, parce qu’il y a senti une menace à l’encontre de sa communauté. Aux dernières élections municipales de Tripoli, pas un candidat chrétien n’a été élu ! Et l’on peut multiplier les exemples à perte de vue.
Seul un réalisme assumé peut nous protéger des erreurs passées en Irak et en Syrie… et au Liban. Et il est utile de soupeser combien certaines formes de « citoyenneté différenciée » sont compatibles avec les principes libéraux de la liberté et de l’égalité.
Les idéologies et les dogmes sont périlleux, ils peuvent se révéler tyranniques. Autant les mettre à l’épreuve des faits.
Youssef MOUAWAD
* Éric Cobast, « Les cent mots de la culture générale », p. 70.
** Cf. Ouvrage collectif, « 1860, Histoires et mémoires d’un conflit », IFPO, 2015.
*** L’expression est de Cromwell.