Jabbour Douaihy : Vous serez aussi des passeurs de culture, cette valeur primordiale qui doit nous définir, passeurs d’abord entre deux langues, l’arabe et le français
هنا لبنان
19072018
: جبور الدويهي
هكذا توجّه
الى خرّيجي العلوم الإنسانية
في الجامعة اليسوعية

Le Révérend Père Recteur et Madame le doyen (il parait que le masculin est de rigueur) m’ont demandé, c’est un honneur et je les en remercie, m’ont demandé de m’adresser à vous pendant quelques minutes à l’occasion de cette remise des diplômes de ce qu’on appelle communément à tort ou à raison les Sciences humaines. Diplômes que j’ai vu remettre à mes trois enfants dans cette même enceinte, en études théâtrales, en environnement et aménagement du territoire et en écologie des plantes.
Vaste programme que ces Sciences humaines qui selon votre organigramme des cours dérivent et à raison dans tous les sens, proposant l’aménagement touristique et culturel, le leadership et la gestion des ressources, la critique d’art et le curatoriat ou l’évènementiel, masters inventifs et d’autres encore à explorer pour aborder un monde ou la moitié des métiers de l’avenir proche ne sont, semble-t-il, pas encore connus.
J’appartiens par ailleurs à une famille, ma petite famille, qui n’a su rien faire d’autre que ces sciences humaines, professeurs de lettres, anthropologue, historienne ou journaliste et on ne se réunit entre frères et sœurs que pour refaire le monde, débattre des essentiels de notre vécu local et régional tourmenté par la géographie, la religion ou la démographie.
C’est peut être un profil rébarbatif d’intellectuel bavard que j’esquisse là pour vous mais vous devez savoir que c’est au doute, à la réflexion, à la relecture du monde et de la société, à la créativité que vous êtes appelés, vous surtout dans l’environnement qui vous attend, dans ce Moyen Orient qui se consume avec la montée des extrêmes, vacille sous les coups conjugués du despotisme et du radicalisme religieux et souffre en même temps d’une absence de proposition visant l’organisation moderne de nos sociétés et de nos appareils d’Etat et de gouvernement ou des législations citoyennes et égalitaires qui doivent mettre un frein à la culture communautaire et à l’esprit de clan. Plus l’obscurantisme gagne du terrain et plus les sciences humaines doivent nous fournir des outils de résistance, plus le populisme fait des ravages avec ses raccourcis idéologiques et ses boucs émissaires annonciateurs de drames et de violences, plus le complotisme, autre forme de la paresse de l’intelligence et du déficit de la connaissance, devient la seule explication à la complexité du monde, et plus nos réponses, vos réponses, vous philosophes, historiens, sociologues, psychologues, politologues, gens de lettres, islamologues et autres spécialistes des religions sont attendues.
Vous êtes appelés aussi et surtout à participer au débat, que dire à instaurer un débat dans le pays du Cèdre ou la classe politique pare malheureusement au plus pressé, à savoir sa survie clientéliste et qui transforme la politique en prédation continuelle des biens communs et en querelles sans autre contenu que la reproduction des affiliations partisanes et stériles. C’est peut-être sévère mais malheureusement ce n’est que trop vérifiable. C’est vous qui devez concevoir « une certaine idée » du Liban qui manque cruellement à ceux qui sont aux commandes dans ce pays à refaire, à redéfinir tous les matins et ou la diversité, le vivre ensemble et la tolérance sont des valeurs à réaffirmer, à réinstaurer contre les tentations autoritaristes et hégémoniques qui surgissent dès qu’il y a un excès de force ou de pouvoir. Et avant tout c’est la liberté toujours menacée qui est à défendre comme le bien le plus cher sous nos latitudes.
Vous serez aussi des passeurs de culture, cette valeur primordiale qui doit nous définir, passeurs d’abord entre deux langues, l’arabe et le français, la langue de Jahiz qui doit beaucoup à votre université depuis le XIXème siècle, depuis Al Bachir, Al Machriq qui est toujours là, avec la republication du patrimoine littéraire arabe grâce a des noms comme les Peres Chaykho, Nouia, Allard ou Fleishe. L’Institut des Lettres Orientales n’en est donc pas à ses débuts, sans oublier la célèbre imprimerie catholique, personnage central de mon dernier roman Toubi3a fi Bayrout et ou j’ai essayé de faire défiler un siècle d’histoire de la capitale libanaise et de montrer l’apport des jésuites à l’arabe imprimé.
L’arabe mais aussi le français qui place des générations d’étudiants dans l’orbite de la francophonie et de ses valeurs
Passeurs de culture donc enseignants a tous les échelons, professeurs de langue et de littérature, traducteurs et interprètes qui ont de qui tenir depuis la fameuse traduction de la Bible que beaucoup considèrent comme un apport décisif au renouvellement de la langue arabe a l’âge de la Nahda ou depuis Al Mounjid premier dictionnaire alphabétique et instrument de modernisation de la langue arabe.
Ou travailleurs sociaux comme on vous appelle, initiateurs de la solidarité et de la cohésion de nos communautés, animateurs d’organisations non gouvernementales, journalistes mais aussi artistes et vous le démontrez si bien au niveau des réalisations dans le cinéma, septième art libanais qui s’affirme, dans le théâtre qui a toujours aimé Beyrouth et dans la publicité et les arts audiovisuels à partir de cet Institut des Etudes Scéniques et audiovisuelles ou j’ai donné quelques cours de scenario qui me laissent jusqu’ à aujourd’hui un agréable souvenir.
Pour terminer je ne saurais mieux que paraphraser l’appel d’un collectif de dix éditeurs français en faveur des chercheurs, universitaires et enseignants à l’occasion d’une réduction des budgets de plus en plus fréquente : « Je partage la conviction que la vivacité de notre liberté, de notre diversité et de notre ouverture sur les autres et sur le monde repose sur la compréhension de notre temps pour laquelle les sciences humaines et sociales jouent le rôle le plus éminent. »