Le père des « Misérables » eut des funérailles nationales. Ce sera un hommage, « national » pour Jean d’O, « populaire » pour Johnny Hallyday. Explications.
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

On prétend qu’ils étaient près de 2 millions de Français. Jamais il n’y eut un tel concours de foule. Jamais non plus, il n’y avait eu encore d’hommage national. Pour la mort du poète, les députés lui accordent des « funérailles nationales », une première pour un écrivain. Mais c’est la ferveur populaire que l’on retient.
Ils étaient 2 millions « serrés en bataillon, le long des avenues, ou bien juchés sur les grilles, les lampadaires et les fontaines Wallace, endimanchés, émus, recueillis, heureux », écrit Marc Bressant dans le très joli petit livre qu’il a consacré aux funérailles de Victor Hugo (éd. Michel de Maule). Tellement heureux qu’Hervé Gaymard, dans son ouvrage Ces journées où les Français ont été heureux (éd. Perrin), les avait retenues sur son carnet de bal du bonheur hexagonal.
Le Dieu immortel de la République laïque
Onze chars transportaient des couronnes, des gerbes, des lyres incrustées d’azalées, présents en provenance de toute la France et de toute l’Europe, qui dégageaient une odeur puissante. Même dans la mort, le poète enivrait. « Une forêt qui marchait à pas lents », de l’Arc de Triomphe jusqu’au Panthéon, qui, à cette occasion, allait redevenir la maison des grands hommes français. Pour les marchands ambulants installés le long du cortège, ce fut aussi une journée faste. Cervelas, fromages, petits pâtés, macarons… Les affaires furent florissantes. On s’arrachait les médailles, les assiettes, les épingles, les lyres marquées au nom du défunt. Dix jours s’étaient écoulés depuis sa mort. On avait eu le temps. Des feuillets reproduisant des vers du grand barde étaient vendus pour trois sous. Faut-il s’étonner si, dans ce torrent de peuples, des passants tournèrent de l’œil, des tire-laine furent appréhendés par la police et une colonne Morris s’écroula sous le poids de ses occupants.
Et puis il y avait ce fameux « corbillard des pauvres », que le poète, dans son testament reproduit ce matin-là du 1er juin 1885 dans plusieurs journaux, avait exigé : quelques mauvaises planches tirées par deux méchantes rosses. Mais l’unanimisme n’était pas complet : les autorités religieuses, les calottes rouges, violettes ou noires, avaient peu goûté la demande du grand écrivain qui avait refusé « l’oraison de toutes les Églises ». Juste une prière pour toutes les âmes. Et par-dessus le marché, l’homme disait croire en Dieu. L’insulte suprême. « Il y avait le Veau d’or, ils ont inventé le Veau Humain, VH comme Victor Hugo », écrivit La Croix. Des ouvriers, sur le passage du corbillard, répliquèrent d’un « À bas les curés ! »
Dans la foule se mêlaient des délégations d’Amérique, de La Réunion, de Haïti. Apothéose du poète : apothéose aussi de la IIIe République, qui, quatorze ans après sa proclamation, rendait hommage à son esprit tutélaire et affirmait sa pérennité. Plus d’un historien a fait de cette journée l’acte fondateur d’un régime laïque qui venait de trouver son dieu immortel. Pierre Nora, dans ses Lieux de mémoire, consacra un chapitre à ces funérailles, moment de partage, de rassemblement populaire qui soude une nation.
Macron innove
Ce fut donc les premières funérailles nationales accordées à un écrivain. Pour Jean d’Ormesson, ce ne sera qu’un hommage national, et pour Johnny, un hommage populaire. Ainsi a tranché Emmanuel Macron. Il innove, car, pour l’instant, cette dernière catégorie n’existait pas dans le panel de funérailles en vigueur. Johnny ne pouvait clairement pas faire l’objet d’un deuil national, hommage faisant l’objet d’un décret et réservé aux présidents de la République et aux victimes des attentats. Mais quelle est la différence entre l’hommage national et populaire ?
Le premier concerne généralement des soldats morts en mission – le dernier fut le parachutiste polynésien mort au Mali le 17 juin dernier – ou bien des personnalités civiles de premier plan, souvent des politiques (Simone Veil, Michel Rocard, Philippe Séguin), mais pouvant s’être illustrées aussi dans d’autres domaines : le commandant Cousteau, Pierre Schoendoerffer, Stéphane Hessel. Le lieu est toujours le même : la cour des Invalides, et le défunt reçoit un véritable éloge funèbre du président. Jean d’Ormesson est le premier écrivain à le recevoir.
À dire vrai, on peut s’étonner que, compte tenu de sa stature d’écrivain, il ait droit à cet hommage national, et non à des funérailles nationales. Outre les militaires – le dernier fut l’ultime poilu, Lazare Ponticelli –, des politiques – Blum, Herriot –, des scientifiques – Pasteur –, des artistes – la dernière fut Joséphine Baker en 1975 –, les écrivains sont particulièrement bien représentés dans ce dernier genre de cérémonie qui fait l’objet aussi d’un décret, les frais étant à la charge de l’État : après Hugo, il y eut en effet Pierre Loti, Maurice Barrès, Paul Valéry, Colette et Aimé Césaire en 2008. Pourquoi Jean d’Ormesson n’a-t-il pas eu les obsèques d’un Aimé Césaire ? Johnny Hallyday aurait très bien aussi pu y prétendre puisque ce fut le cas pour d’autres artistes.
Avançons une hypothèse : la concomitance des deux décès. Il était difficile d’organiser deux funérailles nationales, deux jours de suite. Privilégier Jean d’O plutôt que Johnny, ou l’inverse, aurait été maladroit et aurait suscité immédiatement des polémiques. On a donc préféré à l’Élysée inventer un nouveau dispositif pour mieux distinguer les deux hommages.