Derrière l’ombre écrasante du père de l’unification allemande et européenne se cache une famille déchirée. Ses deux fils en sont les témoins vivants.
Berlin, de notre correspondante, Pascale Hugues
L’ombre écrasante du père
Walter et Peter Kohl en sont les témoins vivants. Derrière l’ombre écrasante du père de l’unification allemande et européenne se cache une famille déchirée. Quel contraste en effet entre, d’un côté, l’homme public admiré et, de l’autre, le père de famille absent, dépourvu d’empathie, incapable d’apporter à ses enfants la sécurité émotionnelle dont ils ont besoin pour bien grandir. Walter Kohl estime n’avoir servi qu’à décorer l’image publique de son père. Les Allemands se souviennent du portrait de groupe harmonieux que présentait chaque été la famille Kohl sur les rives du Wolfgangsee : deux garçons en culottes courtes, une mère blonde et éternellement souriante, un père en sandales chaussettes observant ses rejetons d’un œil bienveillant. Une famille modèle sur fond de paysage alpin idyllique
C’est Walter Kohl qui a détruit une fois pour toutes cette belle façade. Dans un livre publié en 2011 et intitulé Vivre ou être vécu, qui n’est ni exhibitionniste ni un vulgaire règlement de compte avec ce père inadéquat, Walter Kohl laisse parler enfin ce petit garçon solitaire, abandonné des adultes. Un de ces nombreux « fils de… » qui n’ont pas droit à une vie comme les autres et connaissent souvent des destins tragiques. Des pères téléguidés par leur agenda bourré d’obligations, de réunions au sommet, de voyages officiels. Ils sont omniprésents dans les médias et absents à la maison. Même pendant les vacances au Wolfgangsee. Walter Kohl chaparde un jour l’agenda de son père et fait le décompte de ses rendez-vous estivaux : trente-cinq en l’espace de quatre semaines. À ce train-là, il ne reste guère de temps pour ses fils. – La famille de mon père, constate Walter Kohl, c’était son parti et sa vie c’était la politique
Une enfance sous haute protection
Une enfance exposée aux médias et sous haute protection. Quand durant l’ « automne allemand » de la sombre année 1977, les attentats et les enlèvements perpétrés par les terroristes de la Fraction armée rouge traumatisent l’Allemagne, le pavillon d’Oggersheim est transformé en forteresse. Un mur et des barbelés sont érigés autour du jardin. Des vitres pare-balles sont installées dans les chambres des enfants. Interdiction de sortir de la place forte sans être escorté par un garde du corps. C’est une voiture de police qui conduit Walter à l’école le matin. Sur la banquette arrière, le garçon joue avec l’arme du policier. « À l’extérieur, je fonctionnais parfaitement, écrit Walter Kohl, mais à l’intérieur je me trouvais dans un état de totale isolation. » Même quand il est seul dans sa chambre, il a l’impression d’être observé. Il imagine les terroristes avec leur télescope, se sent menacé en permanence. Quand il ose confier son angoisse à son père, celui-ci se raidit et lui rétorque : – Tu dois faire face
Les confessions de Walter Kohl ébranlent l’Allemagne. Vivre ou être vécu est un best-seller immédiat. Le livre trône pendant des mois en tête des meilleures ventes. Le constat sensible et courageux d’un fils à la recherche de son père émeut les Allemands. Sa façon à lui, écrit Walter Kohl, de faire le deuil de cette relation manquée et de se réconcilier avec son père
Walter Kohl décrit cette génération d’Allemands sévères, profondément traumatisés par la guerre, incapables d’avouer une faiblesse, de reconnaître la légitimité d’une inquiétude et de parler à leurs enfants. Helmut Kohl est adolescent à la fin de la guerre. Comme tous les jeunes de son âge, il vit les bombardements, les cadavres extirpés des maisons en feu. Dans les derniers mois de la guerre, cet « écolier-soldat » est réquisitionné comme auxiliaire dans la défense aérienne. Il apprend à enfouir sa peur, à cacher ses émotions et à « faire face ». Le destin d’Hannelore Kohl est encore plus dramatique. À 11 ans dans sa ville natale de Leipzig, la petite fille accueille avec ses camarades de classe les trains de soldats blessés revenus du front russe. Elle porte assistance aux réfugiés des territoires de l’Est qui viennent de passer des semaines dans des wagons glaciaux. À 12 ans, elle est violée à plusieurs reprises par des soldats russes et – c’est ce qu’elle confie à l’un de ses biographes – jetée par la fenêtre « comme un sac de ciment ». En mai 1945, la famille abandonne sa maison et ses biens et fuit vers l’Ouest. Walter Kohl décrit une mère qui fit de l’autodiscipline sa ligne de conduite. Pas question de se laisser aller ou de se plaindre
La débandade
Quand le social-démocrate Gerhard Schröder bat Helmut Kohl aux élections de 1998, Hannelore Kohl et ses fils espèrent enfin avoir droit à cette vie de famille paisible dont ils ont tant été privés. Mais le répit est de courte durée. Quelques mois après le départ à la retraite du patriarche, le scandale des caisses noires de la CDU éclate. Helmut Kohl se retrouve propulsé au centre d’une très vilaine affaire de financement occulte de son parti. Il redevient pendant des mois la cible de mire de la presse allemande déchaînée. La réputation de probité de la famille Kohl est souillée. Hannelore Kohl et ses enfants disent en avoir énormément souffert
À partir de là, c’est la débandade. Helmut Kohl vit à Berlin, rentre rarement à Oggersheim. Hannelore se retrouve isolée dans le pavillon familial avec pour seule compagnie le fidèle chauffeur des Kohl et l’épouse de celui-ci employée comme gouvernante Hannelore Kohl, douée pour les langues et qui parlait couramment le français, appartient à cette génération de femmes qui renonça à toute vie professionnelle et personnelle pour se mettre au service de la carrière de son mari. La tragédie s’intensifie : Hannelore Kohl tombe gravement malade, une allergie rare à la lumière du jour. Elle vit recluse, volets baissés, rideaux tirés, dans la pénombre de son pavillon. Elle ne sort que la nuit et doit renoncer à assister au mariage de son fils Peter en Turquie. En 2001, le chauffeur appelle Helmut Kohl à Berlin : sa femme s’est suicidée. L’Allemagne est stupéfiée. Et découvre soudain la femme dans l’ombre massive du grand homme. Les fils Kohl se sont efforcés ces dernières années de rectifier cette image soumise et souriante de leur mère. Ils ont soutenu la publication d’un livre de photos montrant Hannelore Kohl en marge de toutes les obligations officielles. On y découvre une femme avec un petit bout de vie bien à elle
Révélations stupéfiantes
Pourtant la paix est loin d’être faite. Peter et Walter Kohl font la tournée des talk-shows et accordent de longues interviews à la presse. Ils sont alarmés. Ils font part de leur relation difficile avec la nouvelle femme de leur père. Et se livrent à des révélations stupéfiantes. Peter Kohl raconte sa première visite dans l’appartement de Maike Kohl-Richter, alors qu’elle n’était pas encore mariée à son père. Quand la porte s’entrouvre, il découvre un véritable musée à la gloire du chancelier, des photos de lui sur tous les murs. « C’était comme dans un film de propagande. J’en ai eu la chair de poule », confie Peter Kohl qui a l’impression inquiétante d’avoir à faire à un stalker. Les choses ne tardent pas d’ailleurs à se gâter. Peter et Walter Kohl ne sont pas invités au remariage de leur père. La presse publie une photo montrant la jeune femme portant un tailleur et les bijoux de famille ayant appartenu à Hannelore. Elle a dû se servir dans la penderie d’Oggersheim
Sa dernière visite
Peter Kohl raconte sa dernière visite à son père. C’est sa femme qui lui ouvre la porte et le conduit dans le salon. « Mon père avait l’air heureux de nous voir, ma fille et moi. » Mais au bout de dix minutes, le chancelier jadis si puissant chuchote comme un enfant qui a peur d’être puni à son fils : « Il vaut mieux que tu t’en ailles, sinon je vais avoir des ennuis. » Helmut Kohl, affirment ses fils, vivait comme « un prisonnier » qui a totalement perdu le contrôle de sa propre vie. C’est sa femme qui décide qui a le droit de lui rendre visite. Elle assiste à toutes les conversations et congédie poliment les visiteurs quand bon lui semble. Entre les fils et le père, le contact est rompu. Walter et Peter n’ont pas vu leur père depuis plusieurs années. Les historiens aussi sonnent l’alarme. Ils soupçonnent Maike Kohl-Richter de faire le tri dans les archives de l’ex-chancelier, en particulier dans la correspondance avec Hannelore Kohl, George Bush et François Mitterrand. Le Der Spiegel dénonce la – Lady Macbeth d’Oggersheim
Le Chemin de la réconciliation est le titre du second livre de Walter Kohl. Il affirme avoir fait la paix avec lui-même et s’être enfin libéré de ce père si écrasant. Walter Kohl a fondé un centre de soutien et de conseils pour tous ceux qui ont du mal à surmonter une crise dans leur vie et ne voient pas la sortie du tunnel. Hier soir, devant la maison familiale, Walter Kohl regrette de ne pas avoir pu faire la paix avec son père de son vivant. « Les choses sont comme elles sont », soupire-t-il au bord des larmes avant d’aller se recueillir sur la tombe de sa mère tout près de là