
C’est à toi que ce texte s’adresse. Toi qui a interrompu ta balade des gens heureux quand tu m’as vu. La promenade de ton dimanche ronflant pour me figer sous l’écran de ton smartphone. C’est moi. J’avais le dos tourné à cette ville qui m’appartient désormais moins que l’étreinte souillée de notre Méditerranée mal aimée, mais dans laquelle je pique à plein corps et sans penser. Tu t’es pris pour Cartier-Bresson et tu t’es dit : « Bingo, cadrage de rêve, et en plus j’ai capté l’instant du saut. Le hasard dans la poche ! » Et cette photo t’a sans doute valu des Niagara de likes, une ovation sur tes réseaux sociaux. Car il semblerait que la vision d’un enfant se détachant du macadam, pour se faufiler entre les rochers et plonger dans la mer constellée de trucs douteux, soit devenue inaccoutumée. Pareille à mon histoire qui semblera exotique
Mes sauts de l’ange
Un lieu grigri, il était persuadé que ça lui portait chance. Je l’aidais à poser ses petits paniers garnis d’espoir pour la journée, et ensuite je l’observais. Il plissait les paupières déjà encroûtées de sel qu’emportait la brise, saluait la mer d’un regard amoureux, caressait des yeux son écume frisée de poudre d’argent, et cela lui suffisait pour savoir si la pêche du jour serait généreuse ou pas. Petit à petit, attendant qu’un poisson étourdi vienne mordre l’hameçon, nos deux tabourets jaunes écaillés par l’iode avaient mutés en un banc de classe
Mon papa m’y initiait à la patience, la persévérance et la volonté. La défaite aussi, quand les vagues filandreuses venaient reprendre les poissons qu’on lui avait fauchés et qu’il fallait se relever, recommencer. Il m’avait appris à penser grand et regarder loin. D’ailleurs, je te voyais souvent courir le long de Ramlet el-Baïda, puis, tenté par l’appel de la mer, t’arrêter sur le sable qui promettait encore aux enfants des royaumes éphémères, des châteaux d’été. Et en fin de matinée, lorsque les nageurs commençaient à affluer vers les plages alentour, il était temps de rentrer, laissant comme trace de notre passage des flaques d’eau qui édifiaient des arcs-en-ciel
Mon père allait vendre ses poissons encore frétillants, et ce n’est qu’à ce moment qu’il me libérait. Je rejoignais alors mes copains, ceux que tu as rencontrés dimanche, sur le rocher qui s’ouvrait à nous comme une paume généreuse et bienveillante. J’y voyais déjà les grues crispées comme des crocs de sorcière, s’apprêtant à dévorer la peau de l’onde bleutée. Mais rien ne semblait nous décourager. On s’y jetait, seuls ou ensemble, à comparer nos sauts de l’ange à ceux de la veille, des culbutes et des pirouettes orchestrées par le vent qui collaient à nos peaux basanées toute l’année. Souvent, on ne prenait même pas la peine de se déchausser, sans doute pour ne pas perdre le moindre instant, tels des goinfres de moments qu’on savait déjà éphémères. À y repenser, je crois que nous étions les seuls à renifler cette urgence, à ressentir cette boulimie d’embrasser la mer comme si c’était la dernière fois
Les gens autour, ceux que la mer fascinait et effrayait tout autant, rentraient leurs ventres circonspects avant de faire barboter dans les eaux tièdes leurs essences de vanille, huile de coco et leurs ambres solaires à la bergamote. La mer ne sentait plus la mer, mais c’était gai. Tintement cristallin des verres d’arak, pleurs d’enfants rattrapés par le battement des vagues contre la digue, rires grimpants jusqu’aux avions qui s’envolent, tous ces bruits ne déclinaient qu’au crépuscule, emportés sur le dos du soleil couchant qui transformait Ramlet el-Baïda en un castelet d’ombres chinoises. Après, tout ce beau monde partait en pensant que la mer est là, qu’elle restera là, que Saint-Balech – comme on appelait cette plage à l’époque de mon papa – veillera sur elle. Ne sachant pas qu’une fois leur dos tourné, les requins de l’immobilier rôderont et nageront jusqu’au rivage qu’ils tailladeront sans gêne et sans pitié
Mais moi, du haut de mon rocher, je les avais vus, je te promets